Les peintures et les dessins de Kapor représentent l’homme, la femme, l’enfant comme s’ils n’étaient que des robots, des automates, construits de tubes, de lignes, de formes rappelant les plans d’une machine. Kapor semble dessiner en imitant un ingénieur ou un scientifique, construisant une machine mi-homme mi-robot et nous confronte dès lors à cette question: l’homme n’est-il vraiment qu’une machine? Notre corps, notre cerveau, notre coeur ne sont-ils que des rouages mus par une force mécanique ou cybernétique?
Cette assimilation de l’homme à la machine est d’ailleurs ancienne et date au moins des premiers automates du 17ème siècle. C’est Descartes, sans doute, qui fut l’un des premiers philosophes à avoir parlé de l’homme-machine. Pour lui, le corps de l’homme, des animaux et des végétaux peut être en effet comparé a une machine; il écrit: «Je ne connais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose» (1649). Cette analogie ouvrira le champ à la médecine et à la biologie moderne pour lesquelles le cœur est comme une pompe, et les artères comme des tuyaux qu’on peut remplacer si nécessaire.
Mais si Descartes affirme bien que le corps de l’homme est une machine, il n’en va pas de même pour lui de son âme qui demeure une substance immatérielle, spirituelle, libre et d’origine divine. Le mécanisme de Descartes ne cherche donc pas à expliquer la conscience par les lois de la physique, mais en osant l’analogie entre le corps vivant et la machine, il donnait des armes au matérialisme strict et un siècle plus tard le philosophe La Mettrie composa un livre intitulé L’homme machine (1747) dans lequel cette fois l’homme tout entier, corps et âme, est réduit à une machine.
Deux siècles plus tard, ce que Kapor a peint dans les années 60 parait se réaliser déjà autour de nous aujourd’hui grâce à la technique moderne. Celle-ci construit en effet des robots humanoïdes de plus en plus sophistiqués, imitant déjà certains des comportements et des facultés humaines. On voit aussi se développer avec admiration et effroi le projet de transformer le corps de l’homme et son cerveau grâce à des implants mécaniques et informatiques (mouvement transhumaniste). Le cerveau lui-même parait en effet aujourd’hui pouvoir être comparé à un ordinateur du fait que la pensée est parfois réduite au calcul qu’exécutent à merveille nos machines informatiques. Une intelligence artificielle de silicium capable de s’améliorer et de s’autocritiquer dépassera peut-être un jour la pensée humaine dans tous les domaines, comme elle le fait déjà dans les jeux d’échec et de go. L’homme augmenté et le robot humanisé incarneront demain - qui sait ? - une nouvelle post-humanité qui ressembleront aux tableaux de Kapor.
Pour ma part, je vois l’oeuvre de Kapor comme une invitation à chercher en moi ce qui fonctionne comme une machine, à repérer dans mon comportement la part de mécanicité qui s’y trouve. Je comprends ces peintures comme un appel vers ce qui en nous n’est ni mécanique, ni machinal. Sans doute, Anton Kapor ne cherchait pas dans ces toiles à dénoncer les dérives du matérialisme techniciste du monde moderne qui nous réduit bien souvent à ne vivre que comme des machines, comme d’autres artistes ont pu le faire : il pense vraiment que 1’homme est une machine.
Et il est vrai que la plupart du temps, nous vivons de manière répétitive comme un robot. Nos pensées sans originalité semblent issues d’un programme dont nous ne sommes pas le concepteur; nos émotions sont souvent de simples réactions automatiques et biologiques; nos actions reproduisent celles que la machine sociale attend de nous... Si l’homme vit lui-même comme une machine, il ne sera pas difficile à la machine d’imiter l’homme.
Pourtant, dans le geste créatif même de Kapor à l’origine de ces tableaux et dessins, qui l’a inspiré dans sa jeunesse pendant quelques années, ne peut-on voir la preuve que tout en l’homme n’ est pas machinal? La liberté et la puissance artistiques de ses œuvres ne témoignent-elles pas d’une source autre que mécanique ?
Je crois que l’oeuvre d’art originale surgit dans le monde sans pouvoir être prévue; elle échappe à tout déterminisme, à tout résultat mécanique. Elle fait jaillir de la liberté dans l’être, comme le disait quelque part Bergson. En ce sens, l’oeuvre d’art fait signe vers ce gui en nous transcende la machine.
Si nous savons contacter en nous la même source vive et créatrice, ne pouvons-nous sortir alors du mécanisme habituel de notre fonctionnement répétitif?
L’action toute ordinaire pourrait devenir oeuvre d’art elle-même, pure spontanéité, pur élan d’éveil et de création. Il s’agit en somme de se déprendre à chaque instant de toutes les forces mécaniques qui nous emprisonnent pour retrouver le vivant, le libre, et le neuf et l’inscrire dans le monde en lui donnant forme.
L’art de Kapor nous dévoile une vérité: l’homme vit comme une machine; et il pourrait aussi nous donner un espoir: nous pouvons le reconnaître et retrouver le chemin de la liberté.
José Le Roy
Professeur de philosophie, Paris